La Semaine juridique, éd. Entreprise et affaires, 2007, n° 2465
Pierre Alfredo
Avocat au Barreau de Montpellier
Docteur en Droit Français et Espagnol
Maître de Conférences à l'université de Montpellier
Un contrat d’agence commerciale conclu pour une durée indéterminée entre une société espagnole, mandant, et une société française, agent, pour une représentation sur le territoire de la France métropolitaine est rompu par le mandant. Le contrat stipule une clause donnant compétence aux « dispositions applicables dans l’Union Européenne », le montant de l’indemnité de rupture étant limité à une année de commissions.
La demande d’indemnisation présentée par l’agent au tribunal espagnol saisi plus d’un an après la rupture du contrat est-elle prescrite ?
Quelle valeur juridique faut-il reconnaître à la clause limitant le montant de l’indemnité ?
1. Le conflit de lois
A. - Les « dispositions applicables dans l’Union Européenne »
Si le contrat contient une clause attributive de juridiction au profit des juridictions espagnoles, il ne comporte pas de clause de conflit de lois (la solution du conflit de juridictions étant sans conséquences sur celle du conflit de lois), sauf à faire référence sur ce point aux « dispositions en vigueur dans l’Union Européenne en matière de représentation ».
Il n’y a pas de réglementation communautaire fixant directement les indemnisations dues à la rupture du contrat d’agence, à défaut de règlement applicable à la matière, et la Directive 86/653/CEE, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants, ouvre aux États membres plusieurs options, en les laissant libres de déterminer les conditions d’indemnisation de la rupture, en sorte qu’aucune indemnité ne pourrait être fixée sur le fondement de la seule Directive dépourvue d’instrument de transposition.
L’application de la Directive suppose donc nécessairement le relais d’une des lois internes de transposition qui, seules, fixent des modalités précises de calcul de l’indemnité de rupture.
Y aurait-il dans la Directive des modalités précises de fixation de cette indemnité, les Directives communautaires sont en toute hypothèse privées d’effet direct horizontal et ne peuvent dès lors produire de conséquences dans les rapports entre justiciables privés (CJCE, Marshall, 26 févr. 1986, aff. 152/84 : Rec. CJCE, p. 723. – CJCE, Ministère public c/ Traen, 12 mai 1987, aff. 372 à 374/85 : Rec. CJCE, p. 124. – CJCE, Pretore di Salo c/ x, 11 juin 1987, aff. 14/86 : Rec. CJCE, p. 2545. – CJCE, Kolpinghuis Nijmegen, 8 oct. 1987, aff. 80/86 : Rec. p. 3969. – CJCE, Fedesa, 13 nov. 1990, aff. C-331/88 : Rec. CJCE, I, p. 4023).
La loi française du 25 juin 1991, désormais codifiée aux articles L. 134-1 et suivants du Code de commerce, a transposé en droit interne la Directive communautaire, si bien que son application serait celle du droit communautaire, comme le serait encore l’application de la loi espagnole n° 12/1992 du 27 mai 1992 également prise en transposition de la Directive.
Dans le silence du contrat, qui fait référence à une réglementation communautaire se limitant à s’en remettre aux textes de transposition des États membres, en tous cas inapte à résoudre à elle seule le litige sans recours au droit national de transposition, il convient d’identifier la loi interne à prendre en considération.
B. - La désignation de la loi interne compétente
Il y a donc lieu de rechercher dans les règles de conflit celle des lois, espagnole ou française, qui doit être appliquée par la juridiction espagnole.
Conformément à l’article 6 alinéa 1er de la Convention de la Haye du 14 mars 1978 sur la loi applicable aux contrats d’intermédiaire et à la représentation, la loi applicable au contrat d’agence internationale est la loi de l’État dans lequel l’agent a, au moment de la conclusion du contrat, son établissement principal ou à défaut sa résidence habituelle.
Le siège social de l’agent étant situé en France, le contrat doit être régi par la loi française et soumis en conséquence aux articles L. 134-1 à L. 134-17 du Code de commerce.
Même si, en vertu du principe de spécialité, elle doit être écartée au profit de la Convention de La Haye du 14 mars 1978 susvisée, la Convention de Rome du 19 juin 1980 relative à la loi applicable aux obligations contractuelles conduirait à la même solution. L’article 4 de la Convention de Rome donne en effet compétence, dans la mesure où la loi applicable au contrat n’a pas été choisie par les parties, à la loi du pays où la partie qui doit fournir la prestation caractéristique du contrat a, au moment de sa conclusion, sa résidence habituelle.
Or, dans le contrat d’agence, la partie débitrice de la prestation caractéristique du contrat est l’agent commercial.
2. La prescription de l’action
L’action doit-elle être considérée comme prescrite lorsque le tribunal a été saisi par l’agent plus d’un an après la rupture du contrat, sur le fondement des articles 17.5 de la Directive, 31 de la loi espagnole 12/1992 du 27 mai 1992 ou L. 134-12 du Code de commerce français ?
Le texte espagnol dispose : « L’action pour réclamer l’indemnité de clientèle ou l’indemnité de dommages et intérêts se prescrit un an après l’extinction du contrat ».
Ce texte concerne donc bien un délai de prescription, en sorte que celle-ci serait bien acquise en application de la loi espagnole.
Mais, si son effet extinctif de l’action « émerge en procédure » sous la forme d’une fin de non recevoir, la prescription relève néanmoins du droit substantiel (Droit et pratique de la procédure, Dalloz 5e éd. 2006-2007, sous la direction de S. Guinchard, n° 104-10).
En conséquence, la prescription n’obéit pas aux règles de la loi de la procédure (ici, la loi espagnole), mais à celles de la loi applicable au fond (la loi française).
Or, l’article L. 134-12 du Code de commerce français, comme l’article 17.5 de la Directive, ne fixe pas un délai de prescription, mais un délai de déchéance de l’action ; il ne s’agit pas en effet d’un délai pour introduire l’action devant la juridiction compétente,mais d’un délai pour notifier au mandant l’intention de l’agent de faire valoir ses droits, à peine de déchéance de l’action, celle-ci pouvant, lorsque l’information du mandant est intervenue dans le délai d’un an précité,
être introduite ultérieurement, dans le délai de prescription du droit commun.
L’article 17.5 de la Directive énonce en effet : « L’agent commercial perd le droit à l’indemnité... s’il n’a pas notifié au commettant, dans un délai d’un an à compter de la cessation du contrat, qu’il entend faire valoir ses droits ».
L’article L. 134-12 du Code de commerce français énonce pareillement : « L’agent commercial perd le droit à réparation s’il n’a pas notifié au mandant, dans un délai d’un an à compter de la cessation du contrat, qu’il entend faire valoir ses droits ».
Le délai est ouvert pour informer le mandant que l’agent « entend faire valoir ses droits », non pour introduire l’action qui demeure en conséquence soumise à la prescription décennale applicable aux actions commerciales.
La doctrine confirme cette interprétation : « La loi de 1991... a apporté une nouveauté... alors que dans le régime antérieur, l’agent pouvait, théoriquement, attendre dix ans à partir de la rupture (si le mandant était commerçant)... il est maintenant déchu de son action, si, dans le délai d’un an, il n’a pas notifié son intention de recevoir l’indemnité de cessation de contrat... Ce n’est pas le délai de prescription des agents contre le mandant : – ce délai reste ce qui vient d’être indiqué, même pour la demande d’indemnité de cessation du contrat... » (J.-M. Leloup, Agents commerciaux, Delmas 5e éd 2004, p. 205, n° 1148).
3. L’indemnité de cessation du contrat
Le mandant est-il admis à limiter le montant de l’indemnité de rupture à un an de commissions sur le fondement d’une clause du contrat reprenant la règle posée par l’article 17-2-b) de la Directive communautaire qui précise : « Le montant de l’indemnité ne peut excéder un chiffre équivalent à une indemnité annuelle calculée à partir de la moyenne annuelle des rémunérations touchées par l’agent commercial au cours des cinq dernières années et, si le contrat remonte à moins de cinq ans, l’indemnité est calculée sur la moyenne de la période » ?
L’article 17 de la Directive communautaire a laissé aux États membres une option entre deux régimes d’indemnisation :
Celui de l’article 17-2, inspiré du droit allemand et retenu par le droit espagnol dans sa loi de transposition ;
Celui de l’article 17-3, inspiré de la tradition française (notion prétorienne du mandat d’intérêt commun) et, naturellement, retenu par le législateur français dans sa loi de transposition.
Or, la limitation de l’indemnité à un an ne concerne que la première branche de l’option (Dir., art. 17-2), et demeure compensée en cas de préjudice justifié par l’agent, par l’autorisation expresse de son cumul avec des dommages et intérêts.
Cette limitation, imposée par la Directive dans cette première hypothèse, a donc été naturellement introduite dans la loi espagnole (art. 28-3) qui prévoit également la possibilité de cumul avec des dommages et intérêts destinés à indemniser les dommages que l’extinction anticipée du contrat à durée indéterminée aurait causé à l’agent n’ayant pu amortir les frais engagés pour l’exécution du contrat (art. 29).
Le droit français a au contraire retenu la deuxième branche de l’option (Dir., art. 17-3), dans laquelle la Directive européenne ne fixe aucune limite au montant de l’indemnité. La loi française assure ainsi à l’agent « en cas de cessation de ses relations avec le mandant... une indemnité réparatrice en réparation du préjudice subi », sans limitation aucune mais aussi sans en préciser le montant (C. com., art. L. 134-12).
En droit français, le montant du préjudice résulte donc, non de la loi, mais d’un usage établi de longue date, consacré par une jurisprudence constante, qui fixe l’indemnité due à l’agent après la cessation du contrat, à deux ans de rémunération brute (CA Caen, 10 sept. 1998, Brcc c/ Bouvet, RG 9604212. – CA Toulouse, 3 juin 1993 : Annonces de la Seine, suppl. au n° 78, 8 nov. 1993, p. 11. – CA Montpellier, 13 oct. 1994, HPS International/Perez : Juris-Data n° 1994-034478. – CA Paris, 17 janv. 1995, Notim c/ Stypen : Annonces de la Seine, n° 39, 1er juin 1995, p. 8. – CA Dijon, 16 juin 1994, RG 590/93,ANL Plastic c/ SARL Rhonembal : Annonces de la Seine, n° 39, 1er juin 1995, p. 6 ; Juris-Data n° 1994-040856. – CA Rouen, 16 mai 1991, aff. 2448/89, Fonderie Jardinier Massart c/ Marsault Planchon : Juris-Data n° 1991-042443. – Cass. com., 14 oct. 1997, Vogelsang France c/ Lacauste, pourvoi n° 95-16.937).
Cette réparation a en outre été jugée par la Cour de cassation comme ayant un caractère d’ordre public, en sorte qu’est frappée de nullité toute clause qui viendrait limiter les droits de l’agent à percevoir une indemnité réparant l’intégralité du préjudice subi par lui du seul fait de la rupture du contrat. La Cour de cassation a en effet jugé qu’il résulte du caractère d’ordre public que si les parties peuvent convenir d’indemnités se cumulant avec celle prévue par le texte, toute clause prévoyant une indemnisation différente est non avenue (Cass. com., 17 juin 2003, Olivo, pourvoi n° 01-11.300).
Dans son rapport sur l’application de l’article 17 de la Directive présenté en 1996 en exécution de l’article 17.6, la Commission des Communautés européennes fait l’observation suivante : « En ce qui concerne l’option « réparation du préjudice subi » [art. 17-3 de la Directive] elle n’a manifestement soulevé aucun problème d’interprétation en France, où la jurisprudence existante a continué à être appliquée... Comme c’était le cas auparavant, la réparation est calculée conformément aux principes établis par la jurisprudence... elle est fixée à un montant représentant deux années de commissions brutes, qui est calculé sur la base de la rémunération moyenne de l’agent au cours des trois années précédentes ou qui correspond à la somme des commissions des deux dernières années. Cette somme est devenue la méthode de calcul traditionnelle comme le confirment les décisions des tribunaux appliquant la loi nouvelle » (Com. (96) 364 final, n° de catalogue CB-CO-96-365-FR. C. p. 8, 11 et 21).
L’usage jurisprudentiel français fixant l’indemnité de cessation du contrat à deux années de commissions brutes est donc considéré par la Commission européenne comme conforme à l’option « réparation du préjudice subi » offerte par la Directive.
Nonobstant la clause la limitant à une année de commissions, l’agent apparaît en conséquence en droit d’exiger une indemnité de deux ans de commissions brutes en paiement du « droit à la réparation du préjudice que lui cause la cessation de ses relations avec le commettant » (art. 17-3 de Dir.), conformément à la coutume jurisprudentielle française susvisée, reconnue d’ordre public, partie intégrante du système juridique appelé à régir le contrat international.