La Semaine Juridique éd. Entreprise et Affaires, 2014 n° 1469
Société d’autoroute contre usager : quelle compétence communautaire ?
Pierre Alfredo, maître de conférences à l’université de Montpellier, avocat à la cour
1. Les sociétés françaises concessionnaires d’autoroutes poursuivent régulièrement leurs usagers en réparation des dommages causés aux infrastructures autoroutières. Lorsqu’ils sont domiciliés à l’étranger dans un pays membre de l’Union européenne, se pose la question de la compétence juridictionnelle communautaire.
I. La nature de l’action
A. Une action délictuelle ou quasi-délictuelle en droit français interne
4. La responsabilité est délictuelle ou quasi-délictuelle lorsqu’elle sanctionne des dommages causés à des personnes qui n’ont aucun lien contractuel avec le responsable du dommage. L'obligation de réparation trouve sa source dans la loi, qui la fait naître du seul fait dommageable, au profit d’une victime devenue ainsi créancier sans qu’aucun lien de droit ne l’ait auparavant rapprochée de son débiteur, lequel n’a jamais consenti, jamais volontairement contracté d’engagement envers elle.
Elle est contractuelle lorsque le fait dommageable est au contraire constitué par le manquement à une obligation contractée dans une convention, dont l’existence suppose, par définition, un échange des consentements.
5. Les juridictions suprêmes françaises n’ont pas eu l’occasion de statuer sur la nature de l’action en responsabilité des sociétés d’autoroute pour les dommages causés aux infrastructures autoroutières par des usagers. Cependant, à l’occasion de contentieux relatifs au paiement du péage d’autoroutes ou d’autres ouvrages routiers, le Tribunal des Conflits, la Cour de cassation et le Conseil d’État ont rendu des décisions qui permettent de retenir qu’en droit français interne le rapport de droit existant entre une société d’autoroute et ses usagers n’est pas de nature contractuelle, en sorte qu’une action en réparation des préjudices causés aux infrastructures ne pourrait l’être davantage.
B. Le caractère autonome de la notion de matière contractuelle en droit communautaire
8. Au sein d’un même droit national, les solutions sont souvent mal assurées. Ainsi en est-il en France en matière de responsabilité dans les chaînes de contrats. Si le sous-traitant a finalement été considéré comme n’étant pas contractuellement lié au maître de l’ouvrage (Cass. ass. plén. 12 juill. 1991, pourvoi n° 90-13602, Besse), l’action directe du sous-acquéreur d’une chose contre le fabricant ou un vendeur intermédiaire en garantie des vices cachés est au contraire devenue nécessairement une action contractuelle (Cass. civ. 1ère 9 oct. 1979, pourvoi n° 78-12502, Lamborghini).
9. Mais depuis l’arrêt Martin Peters (CJCE, 22 mars 1983, aff. 34/82), confirmé à de multiples reprises, notamment par l’arrêt Arcado (CJCE, 8 mars 1988, aff. 9/87), il n’appartient pas aux États membres de décider de la nature contractuelle ou non de la matière lorsqu’il s’agit d’appliquer les textes communautaires en vue d’établir la compétence juridictionnelle dans les relations intracommunautaires. La notion de matière contractuelle devant recevoir une définition autonome, elle ne saurait être comprise comme renvoyant à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale, elle est au contraire uniforme, identique quels que soient le pays du for et la loi applicable au fond.
C. Une action contractuelle en droit communautaire
11. Plus précisément, la Cour de justice n’a pas statué sur la nature de l’action des sociétés concessionnaires d’autoroute contre leurs usagers. Cependant, à propos de l’assujettissement de ces sociétés à la TVA, elle a été appelée à définir la notion de « prestation de service », proche de celle de « fourniture de services » à laquelle fait référence la règle de conflit des règlements Bruxelles I (art. 5-1 b) et Bruxelles I bis (7-1 b) en matière contractuelle (cf. infra, II.A.), en jugeant que « la mise à disposition d’une infrastructure routière moyennant versement d’un péage constitue une prestation de services » (CJCE, 12 sept. 2000, aff. C-276/97, Commission c/ République française ; CJCE, 18 janv. 2001, aff. C-83/99, Commission c/ Royaume d’Espagne). Elle précise toutefois qu’il en est ainsi « au sens de l’article 2, point 1, de la sixième directive 77/388 en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires » (cf. infra, II.B.), en sorte que l’on ne saurait en déduire avec certitude que la Cour de justice tiendrait pour contractuelle, au sens des règlements relatifs à la compétence communautaire, l’action en responsabilité des sociétés d’autoroute contre les usagers.
13. Dans l’affaire Martin Peters, il s’agissait de savoir si l’action en paiement d’une association contre ses adhérents relevait de l’article 5-1 de la convention de Bruxelles relatif à la compétence en matière contractuelle, la position des États membres divergeant à ce sujet.
13. Dans l’arrêt Jacob Handte, la Cour de justice a précisé le critère de la matière contractuelle, en exigeant un « engagement librement assumé d’une partie envers une autre ». Il s’agissait, rappelons-le, de statuer sur l’action directe d’un sous-acquéreur français contre le fabricant, qui, allemand fort de la conception de son droit national, a formé un pourvoi contre un arrêt de la cour de Chambéry retenant la compétence des juridictions françaises par application de l’article 5-1 de la convention de Bruxelles, ayant donc jugé la matière contractuelle.
On l’a vu, ici, la Cour de justice ne devait pas suivre la Cour de cassation, mais l’arrêt est rendu sur question préjudicielle de cette dernière. Signe encore de ce que la Cour de cassation considérait bien que sa conception de la notion de matière contractuelle ne devait pas dicter sa décision s’agissant de statuer sur la compétence communautaire, car, dans le cas contraire, elle se serait bornée à rejeter le pourvoi.
14. Or, dans le cas qui nous intéresse, il y a bien un « engagement librement assumé d’une partie envers l’autre », au sens de la jurisprudence communautaire susvisée, un échange des consentements caractérisant le rapport contractuel et donnant naissance à des obligations, la pollicitation étant constituée par la présentation du ticket à la barrière de péage d’entrée, l’acceptation, par la prise du ticket par l’usager et son engagement sur la voie à péage.
14. À défaut de décision de la Cour de justice, la question demeure cependant ouverte. On ne peut en effet sans risque en la matière anticiper sa jurisprudence. Pour l’action en responsabilité engagée par le tiers à un contrat en réparation du préjudice que lui a causé un manquement contractuel, admise par le droit français qui la considère de nature délictuelle (Cass. ass. plén. 6 oct. 2006, pourvoi n° 05-13255, Société Boot Shop), hypothèse dans laquelle on peine à identifier un « engagement librement assumé » du défendeur à l’égard du demandeur, la doctrine la plus autorisée conclut en effet qu’il est « difficile de savoir ce que déciderait la CJCE saisie de la nature d’une telle action au regard de l’article 5 » (H. Gaudemet-Tallon, op. cit., 177).
II. L’option offerte au demandeur
15. La matière contractuelle bénéficie de règles spécifiques de conflit (A.), qui demandent la qualification préalable du contrat (B.), mais qui, pour les actions en responsabilité engagées par les sociétés concessionnaires d’autoroutes contre leurs usagers ne devraient cependant pas désigner un tribunal compétent (C.) différent de celui quil’eût été en matière délictuelle.
A. La règle de conflit en matière contractuelle
16. La matière contractuelle, comme la délictuelle, relève des compétences dites spéciales (ch. II, section 2) des règlements communautaires Bruxelles I et Bruxelles I bis, qui offrent au demandeur une option entre la compétence de principe des juridictions du domicile du défendeur (arts. 2 Bruxelles I, 5 Bruxelles I bis) et celles proposées à raison de la matière (cf. P. Alfredo, L’essentiel du droit du commerce international, Éllipses, p. 120).
17. Jusqu’à la communautarisation de la convention de Bruxelles par le règlement Bruxelles I, le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande était toujours déterminé, non plus au niveau communautaire de manière autonome et uniforme comme l’est la notion de matière contractuelle, mais conformément à la loi qui régit l’obligation litigieuse selon les règles de conflit du for (CJCE, 6 oct. 1976, Tessili, aff. 12/76). En ce cas, pour une même obligation, ce lieu dépendra de la loi désignée pour régir le fond par la règle de conflit du juge saisi.
19. La formule est contorsionniste, le b) démentant le a), mais en définitive elle revient à dire que le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande ne décide plus du tribunal compétent pour les contentieux relatifs aux ventes de marchandises ou aux fournitures de services, qui forment l’essentiel des contrats du commerce international (COM (1999) 348 final, 14 juill. 1999, p. 14 ; M.-C. Pitton, L’art. 5-1 b) dans la jurisprudence franco-britannique ou le droit comparé au secours du règlement (CE) n° 44/2001, JDI 2009, 853). Quel qu’il soit en effet, si même il est expressément et valablement fixé par le contrat ailleurs qu’au lieu de livraison ou de fourniture des services, c’est ce dernier qui déterminera la compétence communautaire. Ainsi, pour une action en paiement du prix de vente stipulé payable à Madrid pour des marchandises livrées à Paris, le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande étant à Madrid, le règlement communautaire le dit être à Paris pour la désignation de la juridiction compétente.
B. La qualification du contrat liant concessionnaire d’autoroute et usager
21. La question se pose alors de la qualification juridique que doit recevoir la relation contractuelle existant entre la société concessionnaire des ouvrages autoroutiers et les usagers : fourniture de services relevant du b), ou mise à disposition d’un bien relevant du a) ?
23. D’interprétation plus délicate est cependant la jurisprudence susvisée de la Cour de justice rendue à l’occasion de procédures en manquement engagées contre la République française (CJCE, 12 sept. 2000, aff. C-276/97) et le Royaume d’Espagne (CJCE, 18 janv. 2001, aff. C-83/99), à l’occasion desquelles il a été jugé que « la mise à disposition d’une infrastructure routière moyennant versement d’un péage constitue une prestation de services effectuée à titre onéreux ». La Cour précise cependant aussitôt qu’il en est ainsi « au sens de l’article 2, point 1, de la sixième directive 77/388 en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires », en le justifiant par l’existence d’une « relation directe entre le service rendu et la contre-valeur pécuniaire reçue » résultant de « l’utilisation de l’infrastructure routière… subordonnée au règlement d’un péage… » (cf. points 35 et 36 arrêt C-276/97).
Il n’est donc par certain que sa conception de la notion de « prestation de service », ainsi définie aux fins d’exiger des États membres l’assujettissement des concessionnaires d’autoroute à la TVA, serait appliquée par la Cour à celle de « fourniture de services » des articles 5-1 b) Bruxelles I et 7-1 b) Bruxelles I bis relatifs à la compétence en matière contractuelle. La Cour insiste dans ses arrêts sur le fait que la sixième directive « assigne un but très large à la TVA en définissant comme assujetti quiconque accomplit de façon indépendante une activité économique » (point 29), que l’article 4-2 de la directive définit comme y englobant « une opération comportant l’exploitation d’un bien ».
24. La qualification du contrat pour l’application des règlements communautaires doit cependant être appréciée de manière autonome, au niveau communautaire, indépendamment des conceptions des droits nationaux des États membres, et l’on observe que la Cour de justice adopte une conception extensive de la notion de fourniture de services au sens du règlement Bruxelles I.
25. La Cour de cassation a notamment été contredite sur la qualification des contrats de distribution aux fins de désigner la juridiction compétente en application de l’article 5-1. La cour d’appel d’Aix-en-Provence (10 septembre 2004, Waeco) ayant vu dans un contrat de concession exclusive de vente, une vente de marchandises et une prestation de services, a été sanctionnée au motif que « le contrat de concession exclusive n’est ni un contrat de vente, ni une fourniture de services », en sorte qu’il aurait fallu, selon la Cour de cassation, rechercher dans la loi applicable au fond, le lieu d’exécution de l’obligation servant de base à la demande, conformément aux dispositions de l’article 5-1 a), et non s’en exonérer, comme l’a fait la cour d’appel, sur le fondement de l’article 5-1 b) (Cass. civ. 1ère 23 janv. 2007, n° de pourvoi 05-12166, JCP E 2007, 1601, note T. Azzi).
Mais ce n’est pas la position que la Cour de justice a adoptée dans un récent arrêt, par lequel, pour lui appliquer l’article 5-1 b), elle qualifie le contrat de concession de contrat de fourniture de services (CJUE, 19 déc. 2013, aff. N° C-9/12, Norman-Collins ; cf. G. Parléani, Rupture du contrat de concession internationale : compétence du tribunal du lieu où le concessionnaire fournit ses services, D. AJ. Contrats d’affaires, avril 2014, p. 28).
26. Plus surprenante est sans doute la position de la Cour de justice concernant le contrat d’agence commerciale, qui correspond à un contrat nommé, celui de mandat (que l’on pourrait croire distinct des contrats de vente ou de fourniture de services, cf. P.-H. Antonmattei, J. Raynard, Droit civil, contrats spéciaux, LexisNexis, 7e éd. 2013 ; D. Mainguy, Contrats spéciaux, Dalloz, 8e éd. 2014), ce qui ressort des textes communautaires eux-mêmes, la directive 86-653/CEE du 18 décembre 1986 relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants faisant état d’intermédiaire indépendant, agissant « au nom et pour le compte du commettant » (art. 1er-2).
27. S’il est probable qu’il en serait ainsi, en l’absence de décision de la Cour de justice qualifiant de fourniture de services, au sens de l’article 5-1 b) du règlement Bruxelles I, le contrat liant concessionnaire d’autoroute et usager, la prudence semble néanmoins devoir s’imposer.
C. Le tribunal compétent
28. Si le contrat liant concessionnaire d’autoroute et usager est qualifié de fourniture de services, l’obligation servant de base à la demande devient indifférente, et il est inutile d’en rechercher le lieu effectif d’exécution : la juridiction française sera systématiquement compétente, comme étant celle du lieu où les services ont été fournis, quelle que soit l’obligation qui sert de base à la demande, comme son lieu d’exécution, conformément aux dispositions des articles 5-1 b) du règlement Bruxelles I ou 7-1 b) du règlement Bruxelles I bis.
30. Conformément à la jurisprudence Tessili susvisée, le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande est désigné par la loi qui la régit selon les règles de conflit du for. En application du règlement (CE) n° 593/2008 du 17 juin 2008, dit Rome I, qui a communautarisé la convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, la loi compétente, lorsque le contrat n’est pas parmi ceux visés à l’article 4-1 (ici par hypothèse, la prestation de services étant écartée) est celle du pays dans lequel la partie qui doit fournir la prestation caractéristique, soit la société concessionnaire d’autoroute, a sa résidence habituelle (art. 4-2). Le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande sera donc désigné par la loi française.
32. Mais dans son arrêt De Bloos (CJCE, 6 oct. 1976, aff. 14/76 ; v. aussi CJCE, 15 janv. 1987, aff. 266/85, Shenavai) la Cour de justice a précisé que le terme « obligation » vise « l’obligation contractuelle qui sert de base à l’action » (point 11), celle qui correspond « au droit contractuel » sur lequel elle se fonde (point 12), et que dans le cas d’une demande de dommages-intérêts, l’obligation à considérer est « celle découlant du contrat et dont l’inexécution est invoquée pour justifier la demande » (point 14).
33. C’est ce qu’a jugé la cour de Pau dans l’arrêt susvisé (Pau, 27 juin 2013, RG 12/04050, Société des Autoroutes du Sud de la France). Les faits de l’espèce étaient particuliers, dans la mesure où le fait générateur n’était pas un accident de la circulation, mais la pollution, non de la voie routière à péage, mais d’un bassin de rétention, et n’était pas la conséquence de la circulation du véhicule sur cette voie, objet du contrat, mais d’une fuite lors de son stationnement sur une aire. La question pouvait dès lors se poser de savoir si l’obligation de réparer pesant sur l’usager était une « obligation remplaçant l’obligation contractuelle inexécutée », ou une « obligation contractuelle
autonome », au sens de l’arrêt De Bloos (point 17), car, en ce dernier cas, il s’agirait d’une obligation de paiement dont le lieu d’exécution serait au domicile étranger de l’usager, conformément aux dispositions de l’article 1247 alinéa 3 du Code civil susvisé.
35. En définitive, dans la mesure où la règle de conflit en matière délictuelle désigne le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit (arts. 5-3 Bruxelles I, 7-3 Bruxelles I bis), malgré des incertitudes sur la nature juridique des institutions invoquées, la solution, par quelque détour qu’on y parvienne, désignera toujours les juridictions françaises.